Sa neuvième symphonie


Fulgurante tempête, tornade interne, explosion d'émotions. À cet instant précis, elle ne savait guère à quel genre de cataclysme elle avait à faire. Son univers intérieur, là sous la peau, invisible pour le reste du monde, était en proie à l'indicible. Elle qui n'avait d'yeux que pour les mots, inexorablement attirée par leur densité, leur saveur, elle n'avait rien à dire en cet instant précis. Peut-être s'agissait-il d'un état passager, d'une ultime transformation, d'un abandon total au monde de la vie.

En tout état de cause, l'heure était grave, elle le sentait. L'évidence d'une déconnexion absolument nécessaire. Elle avait hâte d'être délivrée. Et sa liberté, elle le savait aussi, elle l'incarnerait avec l'énergie de ses propres convictions.
Alors elle s'est levée. 
Premiers pas vers un ailleurs auquel elle désirait plus que tout autre chose coller de belles images. Sans réfléchir à quoi que ce soit, sans retourner la question, elle s'est levée. Elle n'était à cet instant qu'un seul mouvement. Ni femme, ni amie, ni fille. Un mouvement, juste. Un mouvement spontané, un pas-de-géant suspendu à la lune, un sursaut presque magique.
Elle a rejoint la petite barque près de la rivière. Sans bagages. Sans peurs. Avec avidité.
Regagner la mer patiemment, écouter la nature en soi, hurler dans le silence infini de l'océan. Voilà les rêves qui naissaient tout en ramant. Petit à petit, au rythme des vagues, elle reprenait vie. Son esprit lui revenait comme une symphonie qu'on découvre petit à petit à travers l'âme de son cœur.
Le voyage dans le minuscule bateau n'avait pas d'âge, affranchi du temps qui passe, il se moquait bien de ce vers quoi il allait. Il était sa propre force, son propre sens.
Elle, elle se laissait porter, abandonnée totalement au ciel d'avril.

S'en était fini de cette vie tiède. S'en était fini de ces nausées à répétitions. Le monde lui faisait bien trop mal pour continuer à y vivre de cette façon. De combien de gens sincères avait-elle été entourée ? Elle avait la sensation de s'être laissée berner plus d'une fois. Et à chaque fois qu'elle découvrait le masque d'une connaissance, d'un "ami" en qui elle avait cru, elle avait mal à en crever. Elle avait appris depuis peu, et à ses dépens, que le monde était une représentation théâtrale : celle d'une pièce dans laquelle chacun jouait pour son propre rôle, pour protéger son petit monde bien cloisonné. Et toute cette comédie suffisait désormais. C'était devenu imbuvable, comme une allergie mortelle.

Alors dans son tout petit bateau, bien assez grand pour transporter les rêves intacts qui avaient survécu au bouleversement climatique de son être, elle avait réuni l'essentiel : ses amis, les vrais, ceux qui existaient dans l'invisible aussi, discrets et authentiques, ses meilleurs souvenirs, son livre préféré : humain trop humain de Nietzsche, son chien, fidèle compagnon qui avait tout compris depuis bien longtemps et puis un peu d'amour pour elle-même, indispensable pour continuer la traversée.
Et restés sur la rive, cette fatigue portée comme un boulet, les douleurs infligées à son corps, les traumatismes, les trahisons, l'envie de mourir. Elle était enfin libre. Magnifique horizon. Porteur de toutes ses audaces et de toutes ses espérances.
Horizon poétiquement offert à la vie.

Elle savait désormais quelle partition elle souhaitait jouer. Une vie trempée de sincérité, vécue à fleur de peau, douce et puissante à la fois.

Roman


~


Il se tenait debout face à la mer. Celle-ci était déchaînée et les nuages gris étaient sur le point d'en faire autant. Hier, il venait de fêter ses quarante ans, d'abord en famille pour le repas de midi, et ensuite entre amis le soir. Histoire de marquer le coup comme on dit. Lui, il voulait toujours autre chose, mais machinalement, il suivait le rythme des personnes présentes dans sa vie. Une vie qu'il n'aimait pas, une vie facile, une vie qu'il aurait pu écrire avant d'être vécu. Trop facile. Mais que pouvait-il faire ? Claquer la porte au nez de ces gens-là ? Leur faire du mal pour quoi ? Oui, il n'aimait pas cette vie-là, mais ce n'était pas nécessaire d'en rajouter une couche. Avec le sourire, il avait depuis longtemps accepté son sort. Après tout...

Il se tenait debout face à la mer.
Une fois qu'il s'était levé et qu'il avait avalé un café, il avait pris sa moto et avait foncé en direction de la mer. Un mercredi après-midi en plein mois de novembre, il n'y avait personne. C'était son lieu magique, son ascenseur émotionnel, son sas d'oxygène. Aujourd'hui, il avait vraiment besoin de ça. Il fallait réfléchir, se redonner le moyen de croire en quelque chose qu'il avait depuis longtemps oublié.
Il marchait depuis une bonne heure, les poings serrés dans le fond de ses poches, le visage au chaud dans la capuche de son manteau lorsqu'il sortit de son sac son lecteur mp3. Il posa les écouteurs dans le creux de ses oreilles, et aléatoirement, il tomba sur la neuvième symphonie de Beethoven.

Il se tenait debout face à la mer... Et puis... Une chaleur incontrôlable s'empara de lui. Une profonde respiration, un sourire, il ferma les yeux. Volume à fond, embruns sur le visage, Ludwig déchaîna sa révolte dans les tympans et à l'esprit d'un gars qui ne demandait que ça. Au fur et à mesure que la musique hypnotisait son âme, que la puissance majestueuse des mélodies pénétrait dans tout son corps, il eut envie de hurler, de pleurer, de crier, de sauter, de se rouler par terre, de se toucher... Une lueur se mit à briller à la lisière de l'horizon, un rayon de soleil perça les nuages et dans un cri strident, il secoua toutes les violences qu'il voyait et qu'il entendait... En quelques minutes, il venait de tout comprendre. Face à la mer, seul, en ce moment précis, c'était lui le plus fort. Rien ne pouvait détruite ce qu'il envisageait de sa propre vie, de ses envies.

Il enfourcha sa moto et un sourire nouveau s'afficha sur son visage. Il venait enfin de dessiner les contours de sa propre symphonie, celle qui allait faire de lui le nouvel homme qu'il rêvait d'être.

Toni








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