Il est quatorze heures. Dans le salon, ils ne se sont pas donné rendez-vous. Pourtant ils sont réunis devant l'écran plat dernière génération que certains ne voient même pas.
Près de la fenêtre, Hélène, cent ans depuis avril est absorbée par l'émission sur les singes que diffuse la première chaîne. Près d'elle, la muette est assise. Coupée du monde depuis bien longtemps déjà, seul son corps amaigri habite la pièce. Et là, près du bouquet de fleurs artificielles, Mathilde chante pour des spectateurs invisibles ou pour le vent.
Lucie n'est pas vraiment présente, les yeux perdus dans le vide, elle a retiré ses appareils auditifs, histoire de se déconnecter totalement de ce monde qu'elle ne comprend plus vraiment.
La maison de retraite, voilà comment on l'appelle... peut-être juste parce que lorsqu'on vieillit et qu'on n'est plus capable de se débrouiller seul, il faut se retirer du monde. Se retirer de ce monde trop pressé, trop petit, trop égoïste. Laisser la place. Ne pas déranger ses enfants et petits enfants qui n'ont pas une minute à perdre pour leurs ainés.
Sophie a bien compris l'enjeu. Depuis dix ans qu'elle vit ici, juste quelques visites de ses enfants partis vivre dans le midi, juste quelques coups de fil passés à la hâte par des petits enfants dont elle ne reçoit même plus les photos.
Autour de la table du salon,trois têtes blanches jouent au jeu de l'oie. Raymond, ancien avocat, ne sait plus vraiment compter. Il faut lui rappeler un nombre incalculable de fois qu'il faut attendre son tour. Béatrice, elle, a encore toute sa tête. Seulement ses mains ne fonctionnent plus comme elle le voudrait. Attraper un pion relève de l'exploit et dessine sur son visage l'expression d'une douleur bien trop souvent ressentie.
Bientõt l'heure du repas. Les estomacs ne sont pas affamés, mais c'est comme ça. Ici on ne choisit plus de manger lorsqu'on a faim. Il faut laisser une grosse part de sa liberté sur le pas de la porte.
Les fauteuils roulant s'amassent devant l'ascenseur. Les déambulateurs déambulent et quelques rares valides se déplacent fébrilement.
Il faudra manger. Ingérer ses médicaments pour survivre encore.
Le chien de madame Hubert s'est installé dans la résidence pour suivre sa maîtresse, jusqu'au bout du chemin. Désormais ce sont les aide-soignantes qui gèrent ses promenades. Oubliées les escapades dans le jardin près du lilas.
Il y a aussi Népal. Népal le vieux chien tibétain dont la maîtresse est partie au ciel il y a deux ans. Elle l'a laissé là, avec panier et gamelle. Il se fout d'être la mascotte de l'établissement. Il se sent abandonné. L'odeur de ses maîtres s' en est allée, un soir de grande tempête.
Ici le temps ne suspend pas son vol.
Ici la vie n'est plus vraiment la vie. Mais elle n'est pas encore la mort.
Ici on est souvent oublié.
Ici on finit par ne plus savoir qui on a été.
Ici on entend le bruit des cuillères à soupe dans les assiettes à dix-huit heures précises.
Ici on attend avec impatience son petit cachet pour dormir.
Ici on commente tout ou on se tait pour toujours.
Mais aujourd'hui Roberta a le sourire jusqu'aux oreilles. Elle a mis son joli collier couleur cerise. C'est dimanche et le pot-au-feu, la tarte aux pommes et la salade de fruits l'attendent chez sa fille. On ne l'a pas oubliée, elle. Elle ne réalise pas vraiment qu'elle est sa chance, mais elle est heureuse.
Ce matin,quand on lui a annoncé la nouvelle, elle a tout de suite voulu qu'on lui mette son parfum préféré. Sorte de rituel synonyme de jour de fête.
Roberta ne désire plus rien d'autre que la main des siens pour l'accompagner sur ce chemin parfois tellement hostile qu'elle ferme les yeux même en plein jour. Aveuglée par le temps qui passe, perdue dans sa propre vie, elle est encore et malgré tout portée par une toute petite flamme au fond du coeur. La vie brûle encore entre ses veines, subtilement, sublimement, poétiquement.
Ce matin,quand on lui a annoncé la nouvelle, elle a tout de suite voulu qu'on lui mette son parfum préféré. Sorte de rituel synonyme de jour de fête.
Roberta ne désire plus rien d'autre que la main des siens pour l'accompagner sur ce chemin parfois tellement hostile qu'elle ferme les yeux même en plein jour. Aveuglée par le temps qui passe, perdue dans sa propre vie, elle est encore et malgré tout portée par une toute petite flamme au fond du coeur. La vie brûle encore entre ses veines, subtilement, sublimement, poétiquement.
Ton texte est magnifique et bouleversant.
RépondreSupprimerEt terriblement (tristement) réaliste.
Une réalité que je connais bien, pour avoir pendant un peu plus de deux ans travaillé dans cette école privée à Chantilly, dont les classes étaient installées dans les locaux d'une maison de retraite, pour que ds rires d'enfants résonnent entre ces murs et apportent un peu de gaieté à ceux qui avaient été laissés là et, pour certains, oubliés par des proches trop occupés par leurs petites vies égoïstes...
MERCI
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