L'évènement a été annoncé la semaine dernière déjà. Affiché dans l'ascenseur, sur le tableau du hall d'entrée, on a pris soin d'écrire en lettres majuscules le prénom d' Huguette.
Ici, chaque date est inscrite en caractères gras, il y a finalement oujours quelque chose à célébrer.
Ici, il est grand temps de se persuader que chaque jour est une fête. Le temps presse ...
Dans la salle à manger ce midi, le bruit des couverts sonne différemment. Le silence qui l'accompagne est bien moins pesant. Le rituel du repas prend des allures de réception.
A sa table, Huguette semble sereine, elle arbore le même sourire qu'hier et avant hier.
Elle mange son yaourt à la banane avec les mêmes gestes huilés depuis toutes ces années. Elle occupe pleinement son présent.
Autour de la table d' Huguette, quelques regards semblent différents. Huguette est la vedette du jour.
Dans la cuisine, on s'active. En plus du repas habituel avec entrée, plat, fromage et dessert, il faut préparer le goûter.
Bientôt le défilé de fauteuils roulants va avoir lieu. Cérémonial réglé au millimètre, il s'agit de ramener chaque résident jusqu'à sa chambre.
Embouteillage quotidien devant l'ascenseur. Les regards échangés remplacent les mots. Ici les codes sont différents, les rituels sont à la fois rassurants et angoissants. On se perd un peu à regarder les infirmières tellement occupées à remonter chacun dans sa chambre au plus vite. On ne sait plus vraiment quelle est la place qu'on tient ici : pantin, vieillard ou enfant. Ca dépend de l'heure, ça dépend de l'humeur, ça ne dépend de rien du tout parfois. C'est comme ça.
Lucienne préfère faire sa sieste dans le salon commun. Entourée d'autres coeurs fatigués, elle se sent rassurée. Louise quant à elle n'est pas fatiguée, elle retrouve l'écharpe en crochet qu'elle tient à offrir à son aide-soignante préférée.
Madame Pinateau n'est pas descendue avec les autres. Trop épuisée par la maladie et le temps qui passe, elle est restée accrochée à sa bouteille d'oxygène dans sa chambre numéro 127.
Bientôt tout sera prêt. Les assiettes propres et les nappes jaune paille seront dressées sur chaque table. La directrice vient vérifier que tout se passe bien.
Huguette, elle, s'est endormie sur son lit. Malgré sa bonne santé, une santé de fer dirons les autres, elle sent tout de même sa mécanique un peu rouillée.
Il est presque 16 heures. Le ballet des fauteuils roulants va reprendre, l'entracte est terminé.
Esther se presse. Tout le monde doit redescendre dans la salle à manger. Pas question de perdre une minute. Elle termine dans une demie heure. Elle doit ensuite aller chercher ses enfants à l'école, s'occuper du goûter, des devoirs et du repas du soir.
Huguette a terminé sa sieste réparatrice. Un petit coup de brosse, on réajuste son col de chemisier, direction la salle à manger.
Ils ont tenu à célébrer ses cent ans. Elle a la sensation d'avoir gagné une course où chaque mètre représente une année. Elle refuse de dérouler le film de sa vie. Pas maintenant. Elle est heureuse d'être là, vivante, tout simplement. C'est drôle comme son anniversaire rend les autres joyeux. Peut-être qu'ils se disent que leur propre fin est encore loin, très loin. Et ça les rassure.
Ma grand-mère, elle, n'a pas cent ans. Mais elle est déjà si fatiguée ... son coeur est usé il paraît. Usé, il bat encore pour la vie et avec les autres, elle la célèbre à sa façon. La musique l'attire quelques minutes dans un présent bien plus doux qu'à l'ordinaire: La Madelon la fait même chanter et taper dans les mains. C'est à la fois douloureux et joyeux.
Ici la vie qui coule encore prend une dimension bien plus touchante pour qui en connaît le prix.
Des parcours individuels, des chagrins, des bonheurs immenses, des histoires d'amour : chacun a eu son lot. Et tous se sont retrouvés ici. Pour vivre encore un peu, ou beaucoup. Ca personne ne le sait.
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